En attendant Vicky… La fabrique de la ville

Publié en décembre 2023

Livret pour un spectacle euphorique

Suite à la création d’En attendant Vicky… à l’occasion d’Extrem’City, le Festival de la ville 2023,

retrouvez les personnages du spectacle dans ce livret.


L’ART DE LA DISPARITION

De tous les arts, de toutes les créations, laquelle peut se targuer de chercher à disparaître ?

Viendrait-il à l’esprit d’un peintre de dire qu’il n’a pas besoin de peinture, un sculpteur qu’il n’a que faire de la matière, un cuisinier qu’il peut tout à fait se passer d’aliments ou à un musicien de jeter ses notes à la poubelle ou encore à un écrivain de faire fi des mots ?
Au cœur de toutes ces disciplines, l’objet unique de l’attention est condensé par l’action de créer, incarner par un vocabulaire d’actes et de ressentis précis que l’on exerce et sur lequel se fixe l’attention.
Il y a ainsi un verbe dédié à chacune de ses actions ou des sens sollicités : 
lire = texte , écouter = son, goûter = cuisiner, voir = peinture , toucher = sculpture, etc.

Une chose correspond à une chose et c’est très bien comme ça. Les choses sont faites pour un usage, c’est même leur destinée première : une chaise est faite pour s’assoir, un pinceau pour peindre, un lit pour se coucher, une télé pour s’abrutir, un verre pour boire et la liste pourrait ainsi se poursuivre à l’infini. Chaque chose trouve sa correspondance, c’est simple, c’est logique.

Dans l’esprit de tous l’architecture revient à fabriquer un objet : il faut que cet objet soit vu et qu’il exprime ce pourquoi il est fait. Les logements ressembleront à des logements, les bureaux à des bureaux et tout le reste est à l’avenant. Parfois dans une audace folle, ici ou là, on mettra un escalier zazou, une couleur wahou ou un truc chelou. Les plus crâneurs penseront que les tours, ces impasses verticales seront leur étendard mais enfin tout cela procède d’un abyssal conformisme alors qu’il y a une urgence à penser la ville autrement.

Depuis l’antiquité, le théâtre a toujours été un marqueur de son temps et de la modernité. Il est le témoin des avancées sociales et techniques. Il dit aussi socialement à qu’il il s’adresse.
Un peu comme le logement d’ailleurs, sa forme de « boîte à accueillir des spectacles » n’a plus bougé depuis plus d’un siècle et ceux qui s’y rendent désormais sont si vieux qu’il est à se demander qui des spectateurs ou des acteurs sont les plus grimés.

L’architecte en charge de la conception d’un théâtre adore se reposer sur ce qui le rassure : la salle forcément obscure, la scène et les cintres où toute la technique ultra complexe sera cachée. S’il a le budget, il pourra faire ici ou là des grandes trappes pour planquer un peu comme sous un tapis tout ce qu’il pense ne pas être digne d’être vu. Il adore connaitre la signification d’une « servante » puis il emballera tout ça dans une boite bien fermée et la plus ostentatoire possible, forme définitive et mortifère puisque rien ne peut évoluer.

Porté par l’association « Va jouer dehors », le festival de la ville « Extrem’city » s’est tenu au mois d’octobre au J zéro à Marseille, immense double nef style Eiffel de 12.000 m2. Avant qu’elle soit livrée aux appétits féroces des groupements de constructeurs en charge de la rentabiliser, nous avons pu l’habiter pendant 15 jours et la faire vivre pendant près d’une semaine pour un public nombreux. 
Une seule règle confiée par le Port qui mettait le lieu à disposition : « vous êtes les bienvenus mais ne touchez à rien, n’accrochez rien, ne suspendez rien… », comme des enfants à qui on demande d’être sages.
Un enfant n’a pas à être sage, d’ailleurs rien n’est plus emmerdant que d’être sage.
Alors il a fallu faire en sorte, de convoquer tous les ingrédients d’un théâtre pour faire vivre le lieu sans toucher à rien, sans même bouger les guitounes des douanes et les bornes béton: 
Et nous avons installé
Une grande salle pour faire un banquet, celui-ci accueillait 137 lucioles,
Une cuisine,
Une buvette pour les apéros et les technos,
Une librairie,
Une salle d’exposition,
Des loges, du maquillage, des accessoires et des costumes dans une grande boite noire,
300 places assises, une régie, de la technique, un plateau gigantesque et en arrière-scène le coucher de soleil sur l’horizon.

Il y avait tout, absolument tout : la peinture pour peindre, le verre pour boire, les objets pour toucher, le son qui s’entend, la cuisine à goûter, les mots pour les lire, un immense playground habité pour jouer et faire vivre un spectacle.

Rien n’était fermé, tout était ensemble, en même temps : acteurs et spectateurs non plus séparés mais formant un tout. Pourtant rien d’ostentatoire ici, rien d’une relation vulgaire et ordinaire de cause à effet direct. Tout était à vue, de manière flagrante. Des points forts et souvent ciblés pour faire disparaître de notre attention tout ce qui était destiné à ne pas être vu.
L’architecture devenant l’art de la prestidigitation du réel !
Et dans le même temps : le renouveau de la forme du théâtre.
Tout d’un coup, le théâtre n’avait plus rien de figé, de fixe et d’inerte : il était vivant comme le spectacle qu’il a accueilli où Vicky la minipelle de Rémi pouvait danser avec des fleurs en faisant voler des acrobates et des acteurs sans que personne ne s’en étonne, au beau milieu d’un festival dédié à la ville…

Le J zéro est devenu pendant ces jours éblouis un théâtre comme reflet de la modernité de notre temps, le maitre étalon d’une architecture dé-conscrite.

Matthieu Poitevin

Extraits de la publication